Il y a des insomnies usantes et d’autres, fascinantes. Celle qui s’est invitée cette nuit m’a sorti du pays des Cimmériens avec une nonchalance telle qu’il m’est difficile de lâcher le moindre râle. Aucun demi-sommeil possible. Éveillé par le chant des vagues venues se déchirer sur un rivage, mélodie puissante et régulière, je me retrouve poussé à chaque battement d’un métronome océanique hors des rêves. Mais, aussitôt qu’un réveil semble pointer son nez, sous le poids opaque de la nuit, je subis une mélodie à contretemps me repoussant vers Morphée. Un air cyclique, celui d’un train de marchandises d’un autre temps qui court sur les rails disposés tout le long de la grève, donne de la lourdeur à mes paupières.
Comme pour celui qui sait lire une fugue, qui voit succéder à la beauté de la musique la magie de la structure déployée avec une troublante constance, j’entends et visualise la polytonalité d’un ensemble vague-train, tout en me lassant de me laisser traîner au fond d’un lit trop confortable.
S’invite à ma grande non-surprise une pensée ou plutôt, devrais-je dire, un flot de pensées. Comme tant de réminiscences vécues à l’instant, je revis, par paquets, des souvenirs d’enfant, d’adolescent, d’adulte. Des bons et indéniablement des moins bons. Des matchs de hand-ball amateur glorieux, ma première audition de jazz, épouvantable trace d’un échec cuisant… Comme pris dans un polyèdre, forme géométrique multidimensionnel, je me retrouve à circuler au cœur de ma mémoire, à rebondir d’un souvenir à l’autre avec une vivacité troublante. Avec une clarté telle que j’en arrive à m’interroger. Suis-je en train de rêver, de repenser des souvenirs, de vivre ces mémoires ?
La dernière formulation – de vivre ces mémoires – met une pause à ma partie de flipper mentale. L’étonnant réalisme avec lequel je vis chacune de ces scènes me sonde. Suis-je en train de rappeler un souvenir, ou de vivre une page de ma mémoire ? Le passé se réalise toujours à partir du présent. Passé que de toute évidence j’altère régulièrement, réécrivant le passage du grimoire qui servira de base à ma prochaine visite. Il faut entendre le verbe conjugué « altère » (altérer) en référence à un de ses emplois dans un contexte musical : qui altère une note de façon accidentelle sur une mesure ; en d’autres termes, un temps. Mais si cette altération soudaine ne dure que le temps d’une mesure, elle n’en est pas pour autant sans importance. Elle créera un temps à part dans une phrase musicale. La rendant singulière, lui offrant un instant neuf pour l’oreille. L’altération d’un souvenir au cœur d’une visite, d’un moment présent, lui donnera une nouvelle réalité qui servira de base à un autre présent.
Du fond d’un sommeil endolori, cerné de toutes parts par un passé dans le présent qui perd un peu la boule, me vient une ultime question. Quelle véracité accorder à un passé qui se recompose au présent ? Mon passé par ailleurs n’existe pour moi qu’au présent, qu’à partir de chacun de mes rendez-vous avec lui, jamais choisis, toujours impromptus. Il n’a aucune matérialité en dehors de ce contexte où il répond sans cesse présent. Dans une diamétrale opposée, la question trouve une résonance naturelle. Le futur se propulse du présent. Le futur s’éprouve qu’à l’intérieur du présent (j’exclus évidemment toutes les constructions proposées par la nouvelle physique qui pose la question de la définition même du temps tel que je l’évoque ici). Donc si, avec un brin de radicalité, j’en arrive à constater que mon passé n’existe pas vraiment hors du contexte, qu’il en est de même pour le futur… que reste-t-il de la formule à la mode « vivre l’instant présent », puisque de toute évidence mon passé s’y situe et s’y altère de façon vivante et que mon futur en jaillit ?
Le soleil pointe à l’horizon. Une chose m’apparaît comme une évidence. À chaque vague qui s’échoue s’adosse un mouvement de repli. L’océan se retire après avoir crié. Le choc est brutal. Le retrait est libératoire, calme, silencieux. Il est temps que je me lève. Je reviendrai un jour à cette grappe de questions qui indéniablement frappera à ma porte dans un avenir plus ou moins proche. Comme toujours, je répondrai présent – à l’instant donné.