Sinfonia attentionnelle

19 Mar 2023

Ma réflexion sur la « fatigue » m’a amené naturellement à cheminer vers d’autres sujets. Comme dans une forêt de synapses, des thématiques en apparence autonomes brillent par leur interdépendance – leur connectivité intrinsèque. Elles se manifestent non pas par leur individualité, mais par le lien qui les tient, les unes et les autres ensemble. L’un de ces sujets, objet de ce court texte, est notre capacité à être attentif.

J’étudie depuis plusieurs années comment cette faculté interagit avec notre fatigue, comment elle entre en relation avec notre entourage – notre écosystème – mais aussi notre monde intérieur, celui constitué par nos émotions, nos sens… Si une grande partie de mon temps consacré à l’examen de ce sujet est attribuée à la lecture d’ouvrages et d’études spécialisées, il m’arrive également d’observer le fonctionnement de notre attention. Celle d’une personne autour de moi. Comment, par exemple, son attention peut se laisser capter ou au contraire distraire. Parfois, l’individu, objet de cette inspection, s’avère être une sorte de double, un Moi que je scrute comme un curieux, a posteriori d’un évènement ou un instant donné, en son cœur, dans une forme « d’attention ouverte » ou méta-attention.

Il n’y a pas très longtemps, à l’occasion d’un concert auquel j’ai assisté, me sont venues une réflexion et quelques observations que je partage librement ici avec vous. Mais avant de commencer, il me semble utile, en quelques mots, pour préciser le contexte de cette « méditation », d’en dire un peu plus sur l’épisode en question.

J’ai eu le privilège tout au long de ma vie d’écouter de nombreux concerts à travers le monde. D’entendre dans tous les registres musicaux des artistes qui ont soit marqué des générations d’auditeurs, soit peut-être l’histoire de la musique en tant que telle – ce qui est évidemment plus rare. Ces derniers jours, un de ces concerts mythiques (qui n’aura malheureusement pas retenu l’attention des chaînes d’information continue) eut lieu dans un des temples de la musique parisienne : la Philharmonie de Paris.

Y fut donnée parmi d’autres œuvres, pour la première fois en France – la formule consacrée est « création française » –, la Sinfonia concertante pour orgue et orchestre à vent du chef d’orchestre et compositeur Finlandais Esa-Pekka Salonen.

Si le chef d’orchestre, parmi les plus en vue de la scène musicale internationale, n’est plus à présenter auprès des mélomanes et même du grand public (souvenez-vous, la publicité pour l’étonnante application iPad qu’il a conçue), le compositeur, lui, mérite qu’on s’attarde véritablement sur son travail. L’occasion pour moi, de m’interroger sur une expérience musico-attentionnelle unique vécue ce soir-là.

L’écoute d’une pièce orchestrale assez longue – dans le cas présent, trente minutes – demande une concentration importante. Et il n’est pas rare, dans de telles conditions, d’observer son attention quitter l’objet de sa concentration présente, pour se laisser piéger par ses spirales ruminantes du moment. La musique, aussi admirable ou captivante soit-elle, rencontre parfois des difficultés à résister aux tumultes de nos vies, que leurs fondements soient ou non justifiés. La musique devient alors, le temps d’un instant, un terreau infertile dans lequel s’immiscent tel un vers, des visions fugitives.

Cette réalité, non voulue, est malheureusement le quotidien de nombreux mélomanes, à commencer par le mien… sauf… sauf quand un moment de grâce, une musique unique, s’offrent à nous, nous saisissent esprit et corps à l’unisson.

L’écoute, ce jour-là, de cette œuvre d’Esa-Pekka Salonen à la Philharmonie de Paris m’a invité, sans le moindre doute, à rejoindre cette disposition attentionnelle.

J’étais venu à ce concert curieux et presque réticent – orgue et orchestre ne font pas toujours bon ménage – en me rassurant avec le reste du programme (Stravinsky, hommage à Debussy, symphonie de Sibelius). En sortant de la salle, je n’avais aucun doute. Pour moi, l’œuvre la plus importante jouée ce soir-là fut celle de M. Salonen. De toutes celles données, ce fut la seule qui tint mon attention de manière quasi ininterrompue.

Sans entrer dans une analyse approfondie de la Sinfonia, il me semble que son caractère « captivant » prend appui sur le talent du compositeur à nous offrir une musique qui se déploie dans la durée, de plusieurs façons, par la superposition de multiples perspectives créatives. Pour en citer deux, je dirais que la première d’entre elles est probablement liée à la posture d’un instrument singulier, l’orgue, qui ne cesse de se métamorphoser en changeant de position. Tantôt inscrit dans un dialogue avec l’orchestre – comme dans une « cadence », il se déplace pour en faire partie intégrante, unifié à la masse orchestrale. L’extrayant de cette position, le compositeur lui propose une autre dimension pour le situer dans un rapport similaire ou parfois différencié avec les instruments à vent. De ces progressions de Timbres, espace, mouvement, pour reprendre la formule d’Henri Dutilleux, apparaît une assise unique pour notre attention. Elle ne cesse à chaque coup de « fatigue » de rebondir sur une nouvelle échappée offerte par l’orchestration et le discours musical en perpétuelle évolution.

La seconde perspective, me semble-t-il, tient en la capacité du compositeur à nous proposer un voyage au travers d’un ensemble de genres musicaux.

Tout comme pour la maîtrise de l’orchestration, il est fort à parier que son expérience de chef d’orchestre, familier avec un grand nombre d’œuvres musicales du répertoire classique et contemporain, n’y est pas pour rien.

M. Salonen nous donne en effet l’impression d’avoir absorbé toute la musique de l’Occident pour nous la restituer dans sa propre création, sans artifice, sans aucune « médiocre » géométrie structurelle : emprunts, références cachées, clins d’œil sont absents d’un bout à l’autre de la Sinfonia. Si des souvenirs auditifs nous viennent, ils émergent avec subtilité d’une musique écrite de bout en bout de façon cohérente, limpide, dans un développement d’une évidence troublante. L’œuvre navigue au travers de nombreux genres et langages de l’histoire occidentale : musique médiévale, contemporaine ; plain-chant, polyphonie, riffs, expression rythmique, modalité, coloration tonale… Tout ce qui définit le discours musical du dernier millénaire sert l’art de M. Salonen, en premier lieu, pour notre plus grand plaisir et pour maintenir au passage en haleine notre attention, toujours assoiffée. L’interdépendance de ces deux valeurs ouvre un passionnant débat à explorer par ailleurs.

Si je devais pousser d’un quark ma réflexion, au-delà de la qualité intrinsèque de l’œuvre et sa faculté à me tenir à en état d’éveil attentif, me vient à l’esprit une autre dimension qui a certainement dû interagir avec la musique pour augmenter ma capacité attentionnelle du moment.

Il y a bien longtemps, j’ai accompagné la liturgie religieuse. Pendant ces années passées perché au quasi-sommet de la cathédrale, adossé aux tuyaux de l’orgue, je fis une expérience singulière. Je découvris que l’orgue joue autant de l’instrumentiste qu’il joue de lui – l’instrumentiste et l’instrument devenant tantôt l’un et l’autre le maître et le serviteur, le lien subtil entre les deux conviant une métamorphose discontinue. Cette constatation m’a permis de prolonger ma réflexion vis-à-vis d’une forme d’attention distincte, quand, pris par surprise, ne sachant plus qui joue de l’autre, je me suis retrouvé dans un état où elle s’ouvre, devient diffuse, sostenuto.

À force de l’avoir invitée dans ma vie, à l’orgue, dans la nature ou ailleurs, il me semble que cette attention ouverte s’immisce de façon autonome dans mon quotidien, sans même avoir besoin d’être convoquée. Il est probable que je me suis laissé prendre ce soir-là dans son confort. J’ai pu entrer (ou me maintenir) dans cette expérience musico-attentionnelle avec une assise idéale. Tout comme le fait M. Salonen à la fin de son œuvre, qui se ferme sur un accord qui s’éteint librement dans un pianissimo, j’encourage le lecteur à explorer dans un chuchotement intérieur cette dimension. Disposition qu’il pourra promener dans son quotidien, en concert ou ailleurs, pour factoriser le bénéfice d’une expérience vécue ou donner une assise solide à une décision prise dans la multiplicité des perspectives offertes par l’existence.

En apprenant à se laisser baigner dans cet état, diffusé par la divinité nommée Hypnos par Ovide dans ses Métamorphoses, à l’occasion d’une écoute musicale comme celle de la Sinfonia, notre attention s’ouvre de façon singulière, naturelle, disponible, dans une temporalité distincte. Si le bénéfice pour l’écoute musicale n’est plus à prouver, l’expérience renouvelée d’une écoute musicale vivante dans cet état d’attention sostenuto nous permettra d’en tirer un autre avantage[1]. Comme l’instrumentiste qui répète son geste pour le maîtriser, le convoquer sans effort dans toutes les œuvres qu’il est amené à jouer, celui qui réitère cette forme d’audition pourra en faire une faculté inhérente, intrinsèque à sa condition humaine. Se dessinera alors en lui une capacité à se laisser glisser dans des configurations attentionnelles comparables dans tous les registres de la vie, par une simple transposition, altérée, au sens musical du terme.


[1] Pour poursuivre : On ne choisit pas de naître. On décide de vivre, chapitre Perspective / Chaos / Éveil, Overjoy, 2023.
Photo : Esa-Pekka Salonen – Crédit – EPS Benjamin Ealovega

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